Le peuple de Dieu 2

Publié le par communautesaintleonard.over-blog.com

Alors maintenant faisons un essai de reconstruction, aussi simple que l'essai de destruction. Il me semble que nous devons commencer par l'Eglise. Pourquoi ? Parce que c'est cela notre expérience du christia­nisme, cette expérience qui ne vient pas du dernier livre que nous avons lu, celui du Prof. « Müller » ou « Schtoukelmuller »...[3]. Il me semble que la réalité dans laquelle je vis, donc dans laquelle je pense, c'est celle qui n'est pas venue de mon expérience personnelle ou individuelle : c'est l'Eglise qui, si je peux suivre sa logique, son expérience et sa tradition, me mène au Monde et au Royaume. C'est l'Eglise qui unit ces trois réalités et les place dans une perspective véritable et chrétienne. Primo : c'est l'Eglise qui me dit que le Christ est venu sauver le monde et non pas sauver les chrétiens (au contraire de ce que pensent tout le temps les chrétiens, n'est-ce pas ?). Il n'est même pas venu sauver l'Eglise, Il est venu sauver le Monde... Donc la première réalité que l'Eglise me découvre c'est le Monde. Or la discipline théologique que j'enseigne, c'est la Liturgie. La Liturgie, non pas précisément comme l'étude de tous ces petits sacralismes : « et ensuite le diacre prend l'encensoir de la main droite »... On peut lire cela dans les manuels : cela m'intéresse mais il serait surtout intéressant de le savoir si c'était de la main gauche... car tout le monde se sert de la main droite ! Mais la Liturgie, justement, l'opus théologicus par excellence, celle où nous découvrons tout ce que nous avons perdu ou oublié en tant que membres de la race humaine déchue, c'est la consécration des eaux : l'eau consacrée au cours du baptême. Il y a cependant beaucoup de prêtres en Amérique - « time is money » - (je ne sais s'ils le font en Europe), qui ajoutent un peu d'eau bénite aux fonts baptismaux pour gagner environ 40 minutes. Or il me semble que tout de même, dans la Liturgie du baptême, dans la Liturgie de la nuit Pascale, ce qui est important c'est de savoir ce que c'est que cette consécration des eaux ? Qu'est-ce que cette Eucharistie sur l'eau : « Tu es grand Seigneur et tes œuvres  sont admirables ». Qu'est-ce que cela ? C'est la recréation du monde qui précède l'immersion du bébé. Avant de créer Adam et Eve, Dieu a créé ce jardin, ce monde, comme la vie de l'Homme. Donc ce n'est pas pour avoir un peu de matière sacrée, moyen de grâce, c'est pour recréer le monde dans lequel l'homme va vivre que nous avons cette bénédiction des eaux. De même la Liturgie Eucharistique commence par l'offrande : qu'est-ce qu'on offre à Dieu ? Le pain et le vin ? Evidemment la théologie scholastique, théologie qui est devenue, hélas, orthodoxe aussi, parle de ce pain et de ce vin comme « matière à sacrements », alors tous les manuels de Liturgie disent qu'il faut que le pain soit comme cela et le vin comme ceci, tant de pain, tant de vin, manipuler ce vin comme ceci, non pas comme cela... tout cela c'est très intéressant pour le prêtre qui manipule le pain et le vin, mais personne ne dit : pourquoi le pain ? pourquoi le vin ? C'est encore le Monde, c'est la matière, c'est la vie, c'est la nourriture, c'est le Monde. Donc tout commence par le Monde. Nous rentrons à l'Eglise : d'où vient l'Eglise ? c'est encore la même chose. Qu'y trouvons-nous ? Les sons, la vision et la vision de quoi ? La vision du Monde, l'assemblée du Monde. Donc l'Eglise c'est tout d'abord le sacrement du Monde et nous allons développer cela un peu plus tard. L'Eglise est une certaine vision du Monde : vision du Monde en Christ, c'est-à-dire vision du Monde que nous pouvons de nouveau voir, dans sa plénitude, comme le Monde créé par Dieu, comme le Monde déchu, clans le péché et finalement sauvé par le Christ. L'Eglise, on peut le dire, c'est le Monde en tant qu'il accepte le Christ et le Royaume.

Toute la Liturgie, ce n'est pas seulement un culte, d'ailleurs c'est très intéressant que les chrétiens aient appelé leur culte : « Liturgie », c'est-à-dire une action dans laquelle nous devenons ce que nous sommes ; dans laquelle toute chose est révélée : Epiphanie, manifestation, révélation et la première révélation de ce culte, de cette Liturgie, c'est tou­jours une certaine révélation du monde. Regardez le canon eucharistique : avant d'arriver à la Cène, à la nuit de la trahison, avant d'arriver, en d'autres termes, à ce point où le monde débouche sur le Royaume, nous chantons le Sanctus. Toutes les Liturgies, ou presque toutes, ont ce Sanctus :« Saint, Saint, Saint, le ciel et la terre sont remplis de ta gloire ». Or aucune expérience humaine, surtout pas la lecture des journaux, ne nous indique que le monde est rempli de gloire. Le monde est rempli de stupidités, de crimes, d'un certain ennui presque métaphysique, de choses épouvantables, de tout ce que vous voulez, mais jamais, ayant lu « Le Monde » ou le « New-York Times », ou quelque livre moderne, je ne dis « Saint, Saint, Saint... ». On a plutôt le désir, à regarder ce monde, d'appeler le médecin, le psychiatre ou le policier. Et pourtant, ce Sanctus est là. Pourquoi ? Une procession, dès le début de la Liturgie, nous l'indique symboliquement[4]. Rien ne peut remplir cette gloire qui remplit le ciel et la terre. Donc avant de comprendre pourquoi le Christ est mort pour ce monde, on voit ce monde, on le reçoit de nouveau dans sa beauté et dans sa laideur, dans son péché et dans sa gloire, on le rattache à Dieu, on est sur cette montagne d'où l'on voit. Parce que nous vivons toujours dans un trou d'où l'on ne voit rien, l'Eglise, la Liturgie comme l'assemblée, est une reconstruction du monde, parce que le péché à détruit cette assemblée et que nous vivons dans un monde brisé. La Liturgie, comme chant, comme icône, comme mouvement, c'est toujours redécouvrir quelque chose, c'est une Epiphanie nouvelle du monde que nous ne pouvons plus voir, dont nous ne pouvons plus avoir l'expérience, parce que ce monde n'existe pas sans le Christ, parce que en dehors de Lui, ce monde est un monde brisé, déchu, un monde de péché. L'Eglise est donc une représentation du monde : chaque fois que nous offrons l'Eucharistie, par exemple, nous le faisons « pour tous et pour tout ». Evidemment, on sait très bien que cette dimension de la Liturgie a été diminuée, on s'est mis à l'offrir pour n'importe quoi : pour le succès, pour une extraction dentaire, pour des « intentions », etc. Mais au fond, pour notre Liturgie Orthodoxe, tout cela c'est l'extérieur ; l'essentiel est toujours un acte catholique, un acte dans lequel l'Eglise représente le monde et elle peut représenter le monde parce qu'elle représente le Christ et que Lui, assume, prend sur Lui toute la vie du monde.

        Donc nous commençons par l'Eglise, parce que l'Eglise est l'expérience, la réalité qui nous découvre et nous redécouvre la réalité du monde. La Liturgie, quand elle n'est plus comprise comme cette manifestation, redécouverte, symbolisation du monde, devient justement un système clos et sacré qui alors est expliqué, d'habitude (cela a commencé assez tôt dans l'histoire chrétienne) par des symboles de « caprice » : j'ai essayé, par exemple, une fois de faire la collection de toutes les explications de la « grande entrée ». Mon Dieu, ce qu'il y en a des explications ! Tout ce que vous voulez : c'est le baptême, c'est l'ensevelissement, c'est l'entrée à Jérusalem, c'est Nicodème et Joseph etc., ensuite nous arrivons aux portes royales. Il faut que les portes de l'âme soient fermées au péché et ouvertes au ciel, cela me rappelle la comédie de Musset « Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée ». Les Russes ferment, les Grecs ouvrent et au fond personne ne sait pourquoi, ni pourquoi les portes existent. Les portes de quoi ? Alors il faut comprendre que tout ce qui est dans l'Eglise est tout d'abord une vision, un symbole réel de la réalité du monde et non pas des petits contes symboliques et pieux où le prêtre quand il porte l'Evangile c'est le Christ, le garçon qui s'avance devant lui c'est saint Jean-Baptiste, 12 c'est toujours 12 apôtres, 7 les 7 sacrements, 3 la Trinité, etc. cela me rappelle cette théologie numérique dont on était friand à la fin du Moyen-Age, mais qui est une théologie qui ne nourrit pas : c'est très amusant, vous ne pouvez pas célé­brer un mariage orthodoxe sans qu'une femme non orthodoxe saute sur vous en disant : « c'est tellement mystique ». Faites cette expérience, dites n'importe quoi, faites n'importe quoi, mais que ce soit religieux ou mystique et elle sera très contente ! Il me semble que l'Eglise Orthodoxe s'est un peu spécialisée en Occident comme un bazar des sacralités symboliques. C'est très dangereux car ce n'est pas sérieux. Une religion qui vend des symboles à bon marché finit par perdre le sérieux fondamental. Mais au fond l'Eglise c'est toujours le monde dans sa réalité, c'est la chair, c'est la matière, c'est l'homme, c'est la société, c'est l'art, tout ce qui est humain, tout ce qui est monde sans essence est toujours représenté, rendu présent, compris, révélé en Christ et seulement en tant que tel devient ensuite matière à sacrement, c'est-à-dire matière à une Epiphanie du Royaume. Cela nous mène à la seconde révélation de l'Eglise et cette révélation de nouveau je la vois tout d'abord dans la Liturgie Eucharistique qui n'est rien d'autre que l'Epiphanie de l'Eglise elle-même, qui nous donne l'ordre des choses ecclésiales.

Quand l'Eglise commence la Liturgie, c'est l'Eglise représentante du monde. Quand nous commençons la Liturgie, même notre séparation du monde, cette nécessité de se réunir en dehors du monde, les portes fermées comme il est dit dans l'Evangile, même ceci est essentiel pour voir le monde, non pas pour avoir une petite expérience mystique avec « le doux Jésus », un petit romain, mais pour voir le monde, car le monde ne peut être vu tant qu'on est dedans et c'est pour voir de nouveau cette grande révélation dont le point culminant est le Sanctus (« le ciel et la terre sont remplis de ta gloire ») que nous nous séparons du monde et que nous mettons de côté tout ce qui est simplement « humain ». C'est pour voir le monde en Dieu, c'est pour célébrer le sacrement de la création, le sacrement du salut du monde, de la Transfiguration du monde, que l'Eglise se sépare du monde. Et qu'est-ce qui arrive à la Liturgie, après cela et même dès son début ? Nous disons :« Béni soit le Royaume du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Nous annonçons tout de suite que ce n'est pas pour voir et comprendre le monde que nous célébrons la Liturgie, qu'on ne peut voir et comprendre le monde finalement qu'à travers et par rapport au Royaume de Dieu qui est la réalité finale, ultime de toute la foi chrétienne. Quand on parle de ce Royaume : « que Ton règne arrive », « cherchez avant tout le Royaume de Dieu et tout vous sera donné par surcroît », « Son règne n'aura pas de fin », je me demande quelquefois si les chrétiens d'aujourd'hui sauraient répondre à cette question : « Qu'est-ce que le Royaume ? Comment puis-je dire que ton règne arrive » ? Et je le dis tous les jours en disant mes prières. Je peux dire : « que ma femme vienne », parce que je la connais, mais je ne peux dire : « que Monsieur Durand arrive » car je ne le connais pas. Cette prière n'est pas très compréhensible parce que on ne sait pas ce qu'est ce Royaume. On dit que c'est le salut de l'âme, mais qu'est-ce que le salut de l'âme ? On dit « c'est le monde à venir » et les théologiens croient savoir ce qui se passe avec l'âme - 3 jours, 9 jours, 33 jours après la mort, géographie, topographie, itinéraire... - et quand je lis ça, j'ai toujours la tentation de leur demander « mais comment le savez-vous ? » je me rappelle d'avoir lu dans un journal russe de Paris (j'avais 16 ans et j'étais beaucoup plus radical et plus critique qu'en ce moment) « après les vêpres, le Père Untel va faire une conférence sur le monde à venir » ! Quand j'arrive à cette partie eschatologique du manuel de théologie, je me dis que c'est du charlatanisme, parce qu'on ne sait rien. Comme Berdiaeff disait « le Bon Dieu n'a pas laissé de petit trou de serrure pour qu'on puisse voir ce qui se passe avec l'âme après la mort, et c'est un mystère ». Donc ce royaume de Dieu, où est-il ? Comment le savoir ? Pourquoi les chrétiens dits primitifs, pourquoi chaque chrétien véritable, redécouvrent-ils avant toutes choses, la validité de cette prière : « que ton règne arrive », et vivent de cette prière ? Où le trouve-t-on ce Royaume ? Il me semble qu'on le trouve aussi et tout d'abord dans l'Eglise. Que l'Eglise n'existe que pour nous en donner le goût, la réalité, l'icône, la lumière. Elle est une fenêtre ouverte sur le Royaume. L'Eglise n'est pas une agence, l'Eglise est le sacrement du monde et du Royaume. Des précisions ? Il y en aurait beaucoup à donner ici. Je me suis demandé souvent, comme liturgiste, quelle est la fonction unique de la Sainte Cène dans la vie du Christ et dans son ministère. Le manuel que je consulte me répond : « c'était pour instituer l'Eucharistie et Il a envoyé deux de ses disciples pour préparer l'institution de l'Eucharistie », mais non, Il n'a pas dit cela du tout, Il a dit : « J'ai un grand désir de manger cette Pâques avec vous, c'est une grande fête ». C'était, c'est même liturgiquement aujourd'hui, dans la tradition orientale. Il y a une prière du Jeudi Saint, il y a ces pieds qu'Il lave, il y a cet amour, il y a cette solennité, il y a le pain, il y a le vin... si ce n'était que pour instituer, Il aurait dit : « n'oubliez pas etc. » Ce n'est pas pour instituer l'Eucharistie qu'Il a fait la Sainte Cène, ce n'est pas pour quelque chose de futur. L'Eucharistie existe, l'Eucharistie est possible, l'Eglise est possible, parce que tout d'abord quelque chose s'est passé cette nuit-là. Quoi ? Ma réponse ne se trouve pas dans les manuels théologiques : c'est que ce soir-là a été manifesté ici bas le Royaume de Dieu, le Royaume de Dieu comme amour, comme cette joie d'être ensemble, le Royaume de Dieu comme une identité totale, un Amour tel qu'on peut être en communion parfaite avec l'autre. C'est cela le Royaume de Dieu, la communion en Dieu et entre tous les autres, c'est la nuit Pascale.Il y a toujours un moment qui vient, dans la nuit pascale (même si on est fatigué et pas très porté vers la spiritualité), quand on sent que la Pâque n'est pas seulement la célébration historique de la Résurrection. Pâques, c'est surtout une fois dans l'année, encore une fois la porte ouverte sur la réalité du Royaume, c'est au milieu de la nuit, la journée éternelle. Après Pâques on mange, (les Russes, du jambon pendant une semaine), mais avant cela on peut dire : « avez-vous vu le Royaume de Dieu ? » Oui, on l'a vu dans l'Eglise, dans la Liturgie, dans toutes les Liturgies, dans les vigiles... Ce n'est pas une illustration des dogmes, ce n'est pas un aide-mémoire. Les dogmes de l'Eglise n'existent que comme des essais, très approximatifs, de description d'un mystère révélé, le mystère du Royaume de Dieu. C'est d'ailleurs ceci qui constitue la grande différence entre la théologie occidentale et la théologie orientale. La théologie occidentale définit : Le Royaume de Dieu est ceci : primo..., secundo..., tertio..., Ensuite une autre école théologique dit : non ce n'est pas cela, alors on se met d'accord en disant qu'on ne sait pas ce que c'est, mais qu'il y a une vision béatifique à la fin, dont personne ne sait rien, mais qui arrivera si... La théologie des Pères, la théologie des Conciles, ce n'est pas du tout une définition. On ne peut pas prêcher à un homme déchu, à un homme qui veut l'eau et la vie du salut, on ne peut pas lui dire : « c'est très simple : il y a un Dieu, mais trois personnes, il y a deux natures, mais une personne ; n'oubliez pas Léonce de Byzance qui dit qu'il y a une hypostase et toutes ces manipulations... On ne va pas prêcher cela. Si on connaît le mystère, on connaît Dieu, d'une façon même imparfaite et les conditions deviennent utiles. Si on n'a pas connu le mystère, la théologie ne contient que des mots vides de sens.

Publié dans Formation théologique

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